dimanche 23 octobre 2011

La mort de l'anti-champion



La rugosité de sa voix m'avait heurté, en ce début juillet annonçant une canicule qui fut un feu de paille, au point que je mis bien quelques minutes à reconnaître le commentateur Laurent Fignon, plus par déduction inhérente aux effets de sa maladie et de ses traitements, qu'à sa véritable empreinte vocale.
Comme toujours, le monde entier l'encense dès lors qu'il n'est plus... Je ne crois pas que cela lui fasse grand plaisir de là-haut ! Ce mec avait une trop grande gueule et un amour trop viscéral de la vérité pour jouir au paradis des salamalecs du sportivement correct.
Laurent Fignon est un anti-champion car il est l'antithèse de ce que produit habituellement un cycliste d'élite, et français de surcroit, sur l'imaginaire des masses populaires. Difficile de s'identifier à ce garçon marginal, marginal par son allure (cheveux longs d'un blond filasse et tirés en catogan, petite lunettes rondes façon Trotsky ou Gandhi), marginal par son intelligence, son niveau de culture et sa sagacité.
C'est en grandissant que je me suis mis à apprécier puis à aimer ce cycliste ; plus cela devenait dur pour lui, et plus je devenais adulte, plus son panache et son courage me sont apparus splendides.
Pourtant, c'est l'été 1983 que la France découvrit celui qui allait pallier l'absence du héros national, Bernard Hinault. Et d'emblée, il ne fut pas l'élu de la liesse publique : on lui préférait - dans le duel franco-français - le petit Pascal Simon qui, malheureux, s'y fissura une omoplate dans une chute, abrégeant ainsi la tragi-comédie annoncée, et laissant les lauriers au futur mal-aimé du Tour de France, au plus grand anti-champion de tous les temps.
L'année suivante, Hinault était de retour et tout le monde attendait qu'il croque Fignon. Même Coluche eut ces mots devenus célèbres : "Il a fait le trou Fignon, mais se faire battre par Hinault, c'est rosse !"
Il n'en fut rien. Le parisien - ce qui ne rajoutait rien à sa popularité, car on aime bien les cyclistes qui sentent bon le terroir - écrasa sportivement le breton d'une façon éclatante qui ne fit pourtant pas vibrer les foules. Avec du recul, on mesure mieux la dimension de l'exploit...
Dopage ?
Il a avoué s'être dopé. Le problème du cyclisme n'est pas tant, à postériori, celui du dopage que celui de ceux avouant y avoir eu recours. Tout le monde se dopait... Il y avait un certain pied d'égalité... Tout le monde sauf Charly Mottet - que bien sûr le grand public a oublié - quelques années plus tard, et dont on pense qu'il eut du gagner plus de Tours que Lance Armstrong si le peloton avait roulé à l'eau claire.
Qui est le coupable ? Le dopé ou l'institution laxiste qui le permet ?
C'est la dernière question philosophique que nous a laissé feu Laurent Fignon.
Ce dopage a d'ailleurs probablement brisé sa carrière. Il eut - comme Hinault juste avant lui - la maladie inflammatoire des tireurs de braquets monstrueux, gonflés qu'ils étaient sans le moindre doute par des substances propices à augmenter la vitesse, sans pour autant rendre plus spectaculaire le sport.
Il mit beaucoup de temps à revenir à son vrai niveau, mais y parvint toutefois, en ce dramatique été 1989. Il avait dominé ce tour de la tête et des épaules, et un peu des jambes aussi... Il disposait d'une avance confortable, mais les organisateurs en quête de spectacle, avaient décidé que la dernière étape des Champs serait un contre-la-montre. Plus jamais cela ne sera le cas. Ce jour-là, il y eut un traumatisme national : alors que le mal-aimé s'apprêtait à empocher son troisième Tour, on-ne-peut-plus logiquement, il franchit la ligne avec un retard de huit petites secondes sur la première place du podium, réservée à un américain ayant roulé avec un guidon adapté, un vélo profilé, et je ne sais quelle autre arme technologique...
L'histoire racontera qu'en plus, notre anti-champion souffrait le martyre avec quelques furoncles au cul !
Il s'est gardé d'en parler.
Alors qu'il pouvait devenir une idole des foules, ces mêmes foules embrasées par les secondes places à répétition d'un Poulidor, préférèrent un silence mortuaire et l'oubli de cet événement.
Il reste de lui l'image de son effondrement sur la ligne, à bout de tout, car il allait à bout de tout, comme il est allé au bout de sa maladie. Pas d'excuse ! Pas de faux-fuyant ! Gagner c'est gagner, et ça se fait sans humilier. Perdre c'est perdre, et ça se fait dignement. Laurent Fignon est allé une fois encore au bout de lui-même. Il était présent en tant que commentateur sur le dernier Tour de France, et il s'est lâché, vilipendant les tactiques stériles, lui qui aimait tenter le tout-pour-le tout.
Dans la vie, on aime spontanément, et donc souvent bêtement.
Et puis parfois, on n'aime pas trop, on apprend à reconnaître, à connaître, à apprécier, chapeau tiré, et on finit par aimer vraiment.
Ce type-là, c'était certainement un anti-champion, mais putain ! C'était un type que j'aimais bien.
C'est con d'attendre une mort pour écrire de telles choses.

HAKA




Pour rien au monde, je ne manquerais un Haka !
Le Haka, c'est cette danse traditionnelle Maori, de laquelle les joueurs de rugby néo-zélandais font invariablement précéder chacune de leurs prestations internationales. Vêtus généralement du costume d'un arbitre, All Blacks, on dit d'eux qu'ils portent le deuil de leur adversaire. Quant au Haka, il s'agit de bien autre chose que d'une simagrée folklorique au service d'une quelconque culture rugbystique.
Le Haka est une danse fondue dans un chant d'origine immémoriale. Les Maoris forment la population aborigène de cette île des antipodes. C'est un peuple fier et guerrier qui ne se laissa pas coloniser veulement.
La cérémonie du Haka servait autant à l'accueil pacifique du visiteur qu'à la diffusion d'un ultimatum belliqueux. Je dis "cérémonie", car il s'agit bel et bien d'une célébration durant laquelle une phalange humaine exécute de façon synchrone, une série de gestes rituels qu'elle accompagne à l'unisson d'un verbe martelé comme les membres propres de chaque individu de la communauté.
Un Haka permet à la fois la réunion dans la force qui prélude à l'effort d'un groupe (guerre, chasse, pêche, match), et la décharge d'adrénaline garantissant à chaque individu de garder la tête froide en toutes circonstances.
La culture Maori marque intensément le contraste des deux sexes dans ses chants : un Haka rythmé brutalement de voix graves masculines peut se recouvrir de véritables mélopées féminines. Souvenez-vous de la scène de fin du film "La leçon de Piano" de Jane Campion, lorsqu'ils embarquent le dit-piano sur la pirogue.
Jane Campion, réalisatrice néo-zélandaise su montrer dans ce film, outre la belle et terrible histoire d'amour, comment se construisit la nation de "la terre des nuages", Aotearoa, d'un épicé mélange entre autochtones et arrivants pour la plupart écossais.
Il existe évidemment plusieurs formes du Haka ; la plus connue (ci-dessus) se nomme le Ka mate, dont voici les paroles :


Ringa pakia !
Uma tiraha !
Turi whatia !
Hope whai ake !
Waewae takahia kia kino !
Ka mate ! Ka mate ! Ka ora !
Ka mate ! Ka mate ! Ka ora !
Tenei te tangata puhuru huru
Nana nei i tiki mai, Whakawhiti te ra
A upane ! ka upane !
A upane ! ka upane !
Whiti te ra ! Hi !

(Tapez les mains contre les cuisses !
Soufflez !
Pliez les genoux !
Laissez la hanche suivre !
Tapez des pieds aussi fort que vous pouvez !
Je meurs ! je meurs ! je vis ! je vis !
Je meurs ! je meurs ! je vis ! je vis !
Voici l'homme poilu
Qui est allé chercher le soleil
Et l´a fait briller à nouveau !
Un pas ! Un autre pas !
Un pas ! Un autre pas !
Devant le soleil qui brille ! Hi !)

Il s'agit de celle qu'exécutaient exclusivement les rugbymen, jusqu'au triste jour sud-africain qui les virent couverts par d'irrespectueux chants locaux.
Lorsque l'équipe à la gazelle fit à son tour le voyage d'Auckland, une surprise en forme de réception toute particulière l'y attendait. Je vous laisse à ce stupéfiant spectacle :








Ce Haka se nomme le Kapa o Pango dont voici les paroles :


Kapa o pango kia whakawhenua au i ahau !
Hi aue, hi !
Ko Aotearoa e ngunguru nei
Hi Au,au,aue ha! Hi
Ko Kapa o Pango e ngunguru nei !
Hi Au,au,aue ha! Hi
I ahaha !
Ka tu te ihiihi
Ka tu te wanawana
Ki runga ki te rangi e tu iho nei,
Tu iho nei, hi !
Ponga ra !
Kapa o Pango, aue hi !
Ponga ra !
Kapa o Pango, aue hi, ha !

(Laissez-nous nous unir avec notre terre
C'est notre terre qui gronde
Nous sommes les All Blacks
Il est temps ! C'est mon moment !
Notre règne
Notre suprématie triompheront
Et nous atteindrons le sommet !
La fougère argentée !
All Blacks !
La fougère argentée !
All Blacks !)

On ne badine pas avec la Tradition lorsque l'on est un peuple, multicolore certes, mais issu de celle que se partagent allègrement les gènes des Highlands et de la Polynésie !
La façon dont Tana Umaga, leader de ce Haka - le Haka des All Blacks est toujours dirigé par un joueur ayant du sang Maori -, vit littéralement et exprime de tout son être la nature de la blessure, de l'humiliation infligée à sa culture, la manière dont les quinze, après avoir posé UN genou et le poing à terre, sur LEUR TERRE, avancent de concert vers leurs adversaires, d'abord en se frappant le torse et les cuisses, puis - quelle frayeur ! - les deux bras tendus à plat, tel un banc de squales pointant leurs nez sur leurs proies, pour finir par ce geste si multi-culturellement explicite d'un pouce traversant la gorge, tout cela est proprement stupéfiant.
Ce dernier geste leur fut aussi reproché, par trop guerrier, mais le Haka n'est pas la guerre. Il faut chercher à le comprendre. Il peut précéder la guerre, mais beaucoup d'autres choses aussi, comme un sport pratiqué dans les règles et l'équité, sans jamais perdre le respect. Car telle est la leçon du Haka : inspirer le respect, et montrer son respect.
Ainsi qu'il l'est évoqué dans le magnifique et froidement lucide film de Lee Tamahori, "L'âme des guerriers", le Haka sert aussi à inculquer une disciplines aux jeunes délinquants Maori et métisses, dans le cadre de programmes de réinsertion socio-professionnelle. Tout n'est pas rose en Nouvelle-Zélande et cette oeuvre le montre bien, mais le Haka s'y pratique en mémoire des ancêtres, afin d'y retrouver la source de l'âme profonde et de la fierté de soi ; il s'y pratique partout et par tous, à l'école, dans les clubs de rugby, par les Maori, les métisses, les blancs, les jaunes, les noirs. Il est la quintessence de l'idée de cette nation, son union sacrée, le respect de soi et le respect de l'autre collectivement exprimés.
Alors, lorsque le calendrier des matchs internationaux fait un petit pays des îles polynésiennes - qui ont chacune leur forme de Haka - rendre visite à sa grande cousine, cela peut accoucher d'un spectacle surréaliste, que nous proposa cet avant-match contre l'archipel des Tonga :








Le Haka est l'un des éléments de mon admiration pour les cultures océaniennes, au même titre que l'art du tatouage Maori - si proche de nos motifs celtiques -, les musiques et légendes aborigènes d'Australie, et une enfance bercée par des récits de Tahiti, l'héritage d'un journal quotidien en provenance du paradis terrestre, un tout qui ne saurait pas ne pas se transformer un jour en roman...
Qu'avons-nous à leur proposer nous petits français ? Une Marseillaise, qui est plus un chant de révolte que de révolution, et notre fameux "french-flair" - cette propension à jouer au rugby de façon imprévisible - dont ils sont si respectueux.
Le Haka, sert à prouver le Respect, cet article aussi.