mardi 18 mai 2010

España

En ces temps d'effervescence qui préludent habituellement aux phases finales de coupe du monde de football, où l'on découvre chez des millions de français le talent caché de sélectionneur qu'un seul, tant honni, est chargé d'endosser, j'ai choisi de vous entretenir de ce qui rend la vérité belle quoique tronquée : le souvenir.
Cela s'est donc passé en 1982. En ce bel été torride où le « mundial » avait choisi l'Espagne pour berceau d'élection, j'avais treize ans et demi, l'age auquel on ne fume ni ne boit encore, et que si l'on boite, c'est de pratiquer et d'aimer non les femmes, mais à la folie le sport. J'ai choisi de vous en parler parce qu'outre la douceur enjolivée du souvenir, outre la transe hallucinante que nous vécûmes en 1998, ce bel été fut au football la charnière entre son époque classique et son époque moderne et, ainsi que l'a mentionné Hugo Pratt au sujet de la guerre d'Espagne – on ne pouvait imaginer meilleure coïncidence géographique – son dernier épisode romantique.
Cette épreuve recéla tant de la beauté passée du sport, héroïque, que du vice à venir et de l'industrialisation professionnelle qui finira un jour par ne plus faire rêver personne, qu'en cela 1982 fut probablement la plus palpitante et la plus dramatique édition – la douzième – de ce rendez-vous absolu de l'humanité. Ce sont mes yeux adolescents qui vous l'écrivent.
C'était Dalida qui chantait l'hymne d'encouragement à l'équipe française qui s'était alors valeureusement qualifiée. Les temps changent... Il y avait des italiens d'origine dans cette sélection : Platini, Genghini. Des espagnols aussi : le très très jeune Amoros, Lopez, Soler (fait pour les canicules). Des noirs magnifiques de nos Antilles esclavagistes : Trésor (qui portait incroyablement son nom), Janvion. Et quelques blancs aux noms tellement communs qu'on aurait presque pu les trouver dans les pages blanches du Larousse : Lacombe, Six (qui portait le numéro 13 par esprit de contradiction), et évidemment j'y suis Giresse...
Tout cela, bien avant le pipeau des experts en communication qui nous servirent un black-blanc-beurre rance de componction médiatique, faisait la France, et nul ne s'en frappait. A l'époque, on s'attachait plus aux choix tactiques d'un sélectionneur au nom de joli cœur (Hidalgo) – qui avait osé composer un milieu de terrain avec trois meneurs de jeu de génie – qu'aux élucubrations existentielles des stars scandaleusement rémunérées du foot. A l'époque, on était naïf et heureux, on était enfant, on aimait la sélection, on était humble – il s'agissait de passer le premier tour, à l'époque on avait confiance en nos joueurs, on les aimait...
Et leur début fut une catastrophe !
Quatre ans plus tôt, en Argentine, Six et Lacombe avaient planté contre l'Italie, en trente secondes, le but le plus rapide de l'histoire de la coupe...Ce ne fut qu'un feu de paille. Quatre ans plus tard, en vingt-sept secondes – record battu – ils encaissaient le premier dard de la perfide Albion.
La grande Allemagne ne fut pas plus à la fête ! Face à la jeune Algérie de Dahleb et Madjer, il concédèrent une première défaite : le ballon rond se mondialisait enfin, façon globe terrestre.
L'Italie concédait le nul face au Cameroun ! On découvrait un acrobate incroyable du nom de Thomas N'Kono : tous les petits gardiens de but blancs ensuite auraient voulu avoir sa peau noir et sa souplesse léoparde.
Et puis le Brésil... Zico, Eder, Falcao, le docteur Socrates, philosophe de la défense. Rien ne semblait pouvoir résister à cette invincible armada. Si depuis le Brésil a remporté deux fois la coupe du monde, jamais, jamais, ô grand jamais, je ne vis une équipe de football plus talentueuse, plus inspirée, plus grandiose, plus impériale, plus brésilienne. L'or est un métal rare. Et là les pépites abondaient ! L'histoire de son échec est un drame pasolinien. J'y reviendrai.
Du côté de l'Argentine (tenante malsaine du titre au ronflement des généraux fascistes), il y avait une jeune star du nom de Diego Maradona.
L'Espagne rata honteusement son rendez-vous.
La France joua un match d'anthologie contre le Koweit, que l'on connut ainsi avant que Saddam Hussein ne décida de l'annexer. C'est à cette occasion que l'on vit un Cheikh en blanc, venir annuler un but français, comme une ligne sur un compte en ligne, signe du pouvoir de l'argent qui guettait le foot ainsi qu'un vautour. On vit l'énervement et les larmes d'un sélectionneur. C'était une époque où l'on n'annonçait pas ses frasques sentimentales en gageure de la déception d'un évènement sportif. Mais le grand Maxime – Bossis de son nom – remit l'ordre en la maison.
La France resta donc sur un match couperet à jouer contre une nation dont je vous demande à tous de bien visualiser le nom : la Tchécoslovaquie. Tu sais, un truc fait de tchèques et de slovaques. En fait, on jouait à un contre deux ! Et que ce fut dur ! Il fallut la tête d'un môme de dix-huit ans sur la ligne, à la dernière minute, pour continuer à rêver.
On honore souvent la beauté des buts en foot. Si, au moment de mourir, il me faut me souvenir d'un geste dans le sport, ce sera cette image indélébilement imprimée sur ma rétine : Manuel Amoros détournant sur la ligne de but un ballon qu'Ettori ne put capter. Et c'était un p'tit bonhomme en plus ! Les valeurs qui font l'équipe, le sacrifice, le dévouement, la présence, tout est résumé là. Le souci du détail est la condition sine qua non à l'exécution des œuvres les plus grandioses. Le défenseur sauvant son équipe à la dernière seconde est aussi précieux que le buteur, parfois même plus. Et c'est ainsi que notre équipe eut le droit de continuer cette compétition.
L'Allemagne et l'Autriche jouèrent un non-match nul permettant d'éliminer l'Algérie...
Le Cameroun aussi fut éliminé par l'Italie de manière aussi triste...
La triste Espagne se qualifia piteusement en laissant sa première place à l'Irlande du Nord.
Ceci fit à la France un groupe curieux pour la suite, aléa des faiblesses des grandes nations, et préalable aux errements de l'ère contemporaine.
Platini était blessé, mais les autres firent merveilleusement le boulot. Depuis le temps que l'on disait la France « championne du monde des matchs amicaux », que l'on qualifiait ce conglomérat bleu-blanc-rouge de « petit Brésil », on découvrait soudain la beauté de leur jeu « champagne », et c'est naturellement qu'ils finirent dans le dernier carré.
Par ailleurs, la tricheuse Allemagne et la laborieuse Pologne, s'y qualifièrent aussi à coup de nullités. Et puis, il y eut l'autre groupe : celui de l'Argentine, du Brésil et de l'Italie.
A la surprise générale, l'Italie battit d'abord l'Argentine de Maradonna. Ce dernier fut maltraité par les défenseurs italiens, une honte, ce qui pousse à bout au point de parfois balancer un coup de boule... C'est presque ce que fit Maradonna au match suivant, contre les brésiliens. Vous voyez ! Il y a des précédents. Et ça, ce n'est pas le football héroique. Et lui aussi fut expulsé.
C'est ainsi que brésiliens et italiens jouèrent l'équivalent d'un quart de finale. J'ai vu ce match en direct. Un grand match. Non. Un match immense. L'un des plus incroyables matchs que j'ai vu... La plus grande équipe de tous les temps – et je pèse mes mots – contre la plus incroyable machine à gagner de tous les temps. A la tête de cette dernière, il y avait un buteur sans égal, un type interdit de football pendant plusieurs années pour avoir participé à des trucages sportifs au nom du totocalcio, un repenti : Paolo Rossi.
Il a mis les trois buts qui ont annihilés les deux fantastiques du Brésil...
Chaque soir qu'il m'est donné de penser avant de dormir en me couchant, je suis susceptible de repenser à cette monstrueuse escroquerie footballistique. J'ai beaucoup aimé le surnom dont le journal « L'équipe » affubla Paolo Rossi : « l'assassin blême ».
C'était un peu beaucoup de nos rêves qui mourraient sous ses coups...
Mais il nous restait nous pour rêver la « nuit bleue de Séville ». Et qu'elle fut grandiose ! L'intensité de la demi-finale entre la France et l'Allemagne n'est plus un match de foot. J'espère écrire ces quelques mots en hommage à ses acteurs, car il est des instants sportifs qui dépassent le cadre sportif, et qui sont à jamais mes souvenirs adolescents. Quel magnifique théâtre ! Et c'est en lui que va se nouer le drame de deux peuples s'aimant au point de pouvoir se détester à nouveau. Cette demi-finale d'une coupe du monde de football a dérivé... au point de ne plus être totalement un match de football, mais la scène d'une tragédie de désirs, et d'existentialisme national.
Il n'y aura plus jamais d'émotion identique à celle-ci.
Le propre d'une émotion flagrante est d'être inreproductible. On ne peut plus que vivre avec son souvenir. Et d'apprendre à construire avec son souvenir. Ce souvenir est probablement la plus belle déclaration d'amour d'un peuple à un autre, quand bien même elle soit faite de rancœurs, de haine instantanée, d'envie de vengeance, d'amour, d'absolu, de tous les sentiments et gestes dont les acteurs nous sont porteurs par procuration.
On pourra se souvenir de l'agression d'un gardien dopé sur un joueur français... On pourra se souvenir du but fantastique de Marius Trésor, qui essayait de calmer ses coéquipiers dans leur euphorie – son calme me reste aussi gravé. On pourra se souvenir du but de Giresse et de son explosion gamine, du but de Rummenige, du retourné fou de Fischer, des pénalties ratées et réussis, moi je me souviens juste d'une chose : avant les prolongations, Manuel Amoros – toujours lui – a décoché un tir qui a fini sur la barre transversale. Le destin avait tracé sa voie : celui qui avait sauvé l'équipe n'avait pu la qualifier.
Je me souviens aussi que mon grand-père – qui n'était pas un grand fan' de foot – me répétait souvent que c'était un sport de chance. Ce soir-là, la chance n'avait pas choisi le camp du romantisme, mais celui du réalisme. Et l'Allemagne se qualifia chichement, et l'Italie l'emporta pragmatiquement.
Ce fut la plus belle coupe du monde. 1982. La dernière page romantique du football...